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Gamelle production
24 mars 2014

Écaille et Plume, une histoire… l'oreiller de la Belle Aurore…

 

QUI DIT RESTAURANT, IMPLICITEMENT,

ENTEND APPROVISIONNEMENT, ACHATS.

Souhaitant présenter un produit de qualité optimale, la carte se doit d'être courte et flexible pour tenir compte des aléas des approvisionnements. Poisson et gibier sont saisonniers, ce sera donc une cuisine de marché.

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Et là, impossible de confier la tâche à quelqu'un d'autre, il ma faut voir les produits, en juger de la qualité, de la fraîcheur selon le cours du marché.

C'est ainsi que deux à trois fois par semaine, j'entame ma journée sur le carreau de la halle aux poissons à Rungis. 4 h 30. D'abord, le tour complet du marché, allée par allée, l'œil en éveil. Et de poser une question rapide sur le colis convoité, sans s'arrêter trop longtemps, pour ne pas marquer trop d'intérêt, puis continuer mon chemin, au pas de course… Philippe me suit avec le diable sans mot dire. Quand j'ai fait l'inventaire des achats possibles, j'imagine les recettes qui vont en découler et reviens sur chaque poste « acheter » le poisson qui m'a séuite. Je ne marchande pas. Ce qui est inhabituel à Rungis. Si le prix ne correspond ni à la qualité ni au prix-plafond que mon ednreprise peut supporter, je fais l'impasse et choisi un autre produit.

La flexibilité de la carte le permet, mais nécessite un tant soit peu de réactivité. J'achète, je règle à la caisse et Philippe ne quitte pas des yeux le colis qu'il récupère sur le champs avant qu'un indélicat ne fasse un échange… Il est alors 5 h 30 au grand maximum… Petit tour ensuite aux autres pavillons : légumes, volaille… et fleurs coupées pour ajouter une touche de gaîté en salle. Et toujours le même procédé. Il faut faire vite, pour être en cuisine au plus tard vers 8 heures, et accueillir mes collaborateurs curieux de voir ce qui sera au programme des réjouissances.

 

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Quand la saison de la chasse pointe son nez, je me dirige d’abord vers le pavillon de la volaille, pour compléter mes besoins. Le gibier, principal ingrédient des recettes, provient pour une grande partie, directement des territoires de chasse. Philippe a ses contacts. Écaille et Plume rythme alors son activité selon le calendrier des chasses.

Le dimanche, jour de fermeture du restaurant, Philippe descend tantôt vers Issoudun, pour les lièvres, ou près de la forêt de Senonches pour quelque chevreuil ou sanglier… ou alors à Beautertre, en Touraine, pour la biche. Bête entière que Constantin choisit avec Arnaud sur le domaine et qu’il chasse à l’approche pour un minimum de stress pour l’animal.

Stockés en peau, mes gibiers attendent en chambre froide dédiée pour la maturation. Et là, attentive, massant l’intérieur au vin blanc régulièrement pour éviter toute prolifération bactérienne, j’attends le moment opportun pour débiter la bête en morceaux et les mettre au fur et à mesure à la carte. Maturée, la viande a subi une déshydratation qui concentre les parfums. Il suffit alors de choisir la recette la plus appropriée pour mettre en valeur la chair tendre et goûteuse.

Quand l’occasion se présente, je n’hésite pas à me joindre aux chasseurs pour un moment d’observation de ces animaux qui me fascinent et vivre intensément une journée photographique. Je suis trop mauvais tireur. Seule la chasse à la hutte me voit sortir le fusil.

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Alors, pourquoi cet attrait ? À qui dois-je ce désir de le préparer et cuisiner ? En épousant Philippe, j’ai aussi épousé la passion de sa famille et ma belle-maman a été le détonateur d’une passion qui ne me quitte plus depuis. Quand ses cinq enfants chasseurs rentrent le dimanche soir, les besaces se vident sur la table de la cuisine de leur contenu plutôt conséquent. Dès le lundi, elle s’active pour plumer par-ci, parer par-là, laisser faisander en bonne condition, et prépare le programme de la semaine pour honorer ce gibier, « manne du ciel », dit-elle, car le lieu de prédilection de Geneviève, Jean-Louis et les autres, est la baie de Somme et son domaine maritime.

Colvert, courlis, grèbe, poule d’eau, sarcelle, vanneau, les variétés ne sont pas encore restreintes au tir, et le domaine maritime praticable. Le premier lundi en sa compagnie est pour moi une révélation : je ne me suis plus jamais remise de cette attirance des couleurs et de l’odeur. Qui sait si…

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DU CÔTÉ DE LA CARTE

Il y a les incontournables, ceux qu’il est impossible de supprimer sans un rappel pressent de l’un ou l’autre. Ces plats ont fait les beaux jours de la carte. Ce sont les « old favorites ». Un exemple ? La rascasse à la Bayaldi !

Bayaldi… Bayeldi… ou Bayildi ? Qui saura jamais ?

Comme un refrain sous la tonnelle, ces trois syllabes exercent sur moi leur pouvoir magique.

L’origine du mot est certes Bayeldi, « Imam Bayeldi » (de bayildi : évanoui) qui nous fit connaître en Occident, l’aubergine dont il était friand.

Bien lui en prit car c’est un légume plein de ressources, qu’il me plaît de cuisiner, sous d’innombrables formes. Le répertoire de cuisine l’a donc honoré de la dénomination d’un plat !

 

OREILLER DE LA BELLE AURORE

Et puis il y a les recettes improbables ! Ces plats qu’on ne fait qu’une fois, que l’on pense ne plus refaire, éphémères, comme ce ragoût de langue de garenne sauce tartarine réalisé pour 40 convives. Où ceux qui deviennent le seul plat dont on parle des années après. Tiens ! L’oreiller de la Belle Aurore par exemple.

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Le premier est programmé dans une semaine spéciale Cuisine comme en Lyonnais. « L’oreiller » est servi ce soir-là pour Cuisine et Vins de France fêtant je ne sais quel anniversaire, 40 ans je crois ! Plusieurs années auparavant, Éric Cohen-Solal avait fait une recette filmée du plat et s’en souvenait encore ; un vrai fiasco ! L’utilisation de gibiers congelés rendait le travail impossible sans subterfuges ! Et tout le monde, de saliver, de commenter cette recette, s’interrogeant même de l’origine : « Qui avait relaté le premier cela ? », « Pourquoi Belle Aurore ? Ah bon ? C’était sa mère ? » et d’aller chacun de son commentaire. « Il fallait au moins une fois dans sa vie en manger ». Nous avions affaire à des connaisseurs. Très diserts au sujet d’une recette un peu mythique que d’aucun avait lue en entier…

Tous saluent la performance quand, fière, j’apporte le plat en salle pour le découper devant les convives. Il est beau à souhait, le feuilletage doré, bien rebondi, comme un véritable oreiller de famille ! Il se découpe fort bien chaud et plusieurs en reprennent (c’est la coutume à Écaille et Plume, on ressert toujours une « resucée »).

Une ovation en fin de repas me conforte dans l’idée de reprogrammer un plat aussi fabuleux. Le récit de cette soirée est sur toutes les lèvres et la rumeur s’amplifie, au point que l’année suivante, je récidive.

Selon les années, deux jeudis en décembre, parfois plus selon les hasards du calendrier de chasse. En effet il faut attendre que tous les gibiers soient à maturité mais encore présent. Décembre est le moment idéal, juste avant la fermeture du liàvre et du perdreau, et quand le « gros gibier » est déjà là. Pas moins de seize préparations de gibier. Environ trois jours de travail.

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Et puis la petite histoire s’en mêle : la rumeur fait le reste. On raconte encore cette histoire née un jour d’esprit pour assouvir l’imaginaire d’amateurs : « Cette recette, relatée par Lucien Tendret, fut créée par le cuisinier de Brillat-Savarin pour la mère de celui-ci, Aurore Récamier. Fort belle femme, elle adorait le gibier, tout particulièrement les petits oiseaux et autres gibiers de poche qu’il était fréquent de chasser à l’époque.

Amoureux de la mère de son maître, ce cuisinier ne pouvait l’avouer. Aussi, il imagina ce « pâté » forme de Bel Oreiller Brodé fourré des plus belles plumes que l’on puisse trouver afin de suggérer à la belle, que, lui aussi, aimerait bien poser sa tête sur l’oreiller ! »

À ce stade de l’histoire, l’auditoire conquis, écoute attentivement les péripéties ancillaires avant de succomber à la gourmandise avec volupté.

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Je ne me lasse point de répéter cette histoire d’amour enjolivée par le temps, et nos attentes de merveilleux. Et succinctement d’expliquer la fabrication de ce plat d’anthologie : collecter le maximum de variétés, que l’on puisse trouver, à plume, et à poils. Dépouiller, plumer, éviscérer. Désosser, parer, trier, dénerver, tailler en lanières les plus beaux filets de parties nobles de chaque variété.

Séparément, faire mariner, tantôt dans du cognac, tantôt dans du vin blanc, parfois juste un peu d’échalotes et un trait de citron. Ou encore un filet d’huile d’olive. Hacher séparément les autres pour en faire des farces fines et délicates ou bien corsées et soutenues.

Monter dans un plat couvert de barde de lard, en alternant couches de farces claires et filets macérés, couleurs et goûts, de façon à obtenir un camaïeu à la coupe et une symbiose des parfums. Entre chaque couche, saupoudrer de quelques amandes, de pistaches, ou de quelques lamelles de truffes, de foie gras, de lamelles de cèpes secs, ris de veau, langue écarlate, etc.

Cuire au four à 70° pendant 3 heures, mettre sous presse et refroidir pendant 6 heures au moins.

Enlever les bardes et dégraisser puis l’envelopper dans un feuilletage et mettre à cuire au four suffisamment chaud au début pour faire lever le feuilletage, plus doux ensuite pour éviter qu’il ne brûle mais que l’intérieur finisse de cuire et soit chaud.

Avec les os récupérés, préparer un jus corsé ; par les cheminées ménagées sur le dessus, au cours de la dernière heure de cuisson, verser un peu de ce jus pour nourrir et rendre le gibier moelleux.

Servir en tranches, avec le reste de jus réduit, lié d’un peu de foie gras, enrichi de quelques ciselures de truffes.

Une simple salade fraîche suffira pour l’escorter.

D’année en année, la recette progresse, jusqu’à une interprétation très personnelle de la lecture de Lucien Tendret.

Écoutez la suite…

Un client soulève le voile d’une polémique : l’oreiller en question n’est qu’un banal pâté en croûte en gelée selon un de ses amis restaurateur qui ne comprend pas l’engouement de la clientèle d’Écaille et Plume pour ce plat froid.

Piquée au vif, j’entreprends donc de rechercher la trace de ce plat dans d’autres ouvrages. Et de relire en entier Lucien Tendret !

Surprise !

Le plat était bien froid, avec son jus gélifié. Dans ma lecture hâtive en diagonale, j’avais zappé quelque chose. Dilemme. Devais-je débaptiser l’oreiller au risque de briser l’aura merveilleuse dans laquelle il baignait ? Et décevoir les amateurs de bonne chère et d’historiettes.

Je n’en fis rien, j’ajoutai seulement un codicille à la petite histoire : Lucien Tendret nous raconte les banquets faits en l’honneur de Brillat-Savarin (et Aurore Clément m’a confirmé un jeudi « spécial oreiller » où elle était invitée à dîner, que sa famille avait participé à ce banquet où les voisins étaient conviés une fois l’an).

Les convives étant nombreux, et les discours dithyrambiques, le plat refroidissait au point d’être servi froid pour le plus grand nombre. Ici bien moins nombreux, certes nous le servirons chaud pour développer au maximum tous les arômes.

 

 

 

 

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